Le quartier Saint-Roch est un endroit plutôt louche, plus particulièrement dans les sens uniques thoraciques qui relient l'autoroute Laurentienne fendue en deux.
Je vais même me permettre une petite énumération.
Chaque jour, un type complètement vérolé traîne autour du minuscule espace vert sur la rue des Commissaires, transigeant discrètement avec des quidams trop cernés. Chaque jour, trois vieux objets gris s'assoient sur un banc précis devant le Jean Coutu et s'obstinent sur la houle politique, caquetant comme des clapiers de cercueils. Chaque jour, une poignée de commerces grésillants éclairent leurs affiches défraîchies au gaz inerte bon marché. Chaque jour un millier de voitures s'engouffre dans la capitale depuis cet étroit goulot, comme du vomi dans un entonnoir.
C'est précisément au coeur de ce paradis urbain que j'habite. L'ambiance chez moi est pragmatique, adulte, hard. Le décor y sert le plan mental; tout est rigoureusement moderne, les angles sont durs, on y apprécie la santé physique, la musique planante.
C'est un endroit propre et formidable, rompu en apparence à l'hémisphère gauche du cerveau.
En apparence.
Au terme de ce premier septembre, après trois mois de colocation masculiniste, on cogne à porte. Je m'y rends et ouvre, l'isolant neuf créant un bruit de succion.
Sous le crachin gris foncé du soir, un minuscule garçon complètement blond me regarde avec un cartable orange beaucoup trop gros.
- Euh...bonjour monsieur...euh...on vient vendre des articles pour notre voyage à l'école...
Il échappe une pièce de deux dollars en me montrant le contenu de son cartable orange beaucoup trop gros. Celle-ci roule et aboutit au fond d'un étroit caniveau.
- Ah euh oups...mon deux piastres.
Une épaisse grille recouvre le caniveau en question.
J'aperçois deux autres gamins derrière lui, moins loquaces. Quel âge ont-ils, huit ans? Complètement ému et dépassé par leur présence dans ce cloaque, je prends mon ton le plus réconfortant.
- Ben voyons donc, je vais t'en donner un autre un deux piastres, pis rentrez donc en dedans les gars, le temps que je regarde ça.
- Euh...ben non c'est correct...mais prenez mon catalogue...ah pis avez-vous un crayon?
Je feuillette le document en allant chercher un stylo, concaincu d'avoir l'air vaguement pédo. Les produits offerts contenteraient davantage une bonne femme thyroïdienne qu'un méchant osseux dans mon genre, je jette mon dévolu sur un livre de mots croisés et une bonbonne de savon à main. Dix-huit piastres.
- Il faut que vous me disiez votre nom pour qu'on vous apporte les produits.
Les trois compères sont bien contents de faire une vente. Le blondinet règle la note à même le ciment du trottoir, à côté de mon sac d'ordures.
J'ai une grimace malaisée.
- Bon...moi je m'appelle François. Toi c'est quoi ton nom?
- Jérémie.
- Viens donc en dedans pour écrire Jérémie, ça 'pas d'allure.
Les trois vendeurs entrent. Leur présence est complètement surréaliste dans notre logement chichement décoré, exempt de toute marque de l'enfance. Mon colocataire ne tourne pas la tête, occupé à plomber placidement des russes au Playstation. Leurs six yeux exécutent le même demi-cercle en englobant le salon.
- Heeeeeiiinnnnnn...
Il fallait absolument que j'écrive quelque chose pour saisir la joie qui m'a traversé à cet instant précis. Le déphasage qui a empli la demeure m'a complètement enveloppé. Je n'avais jamais associé le centre-ville de Québec à l'enfance. J'y ai fui avec un sourire mauvais aux lèvres, laissant mes souvenirs et ma région natale. Jusqu'à maintenant, cette notion m'a toujours insensibilisé, conforté. Mes relations à Québec, des amitiés distillées dans la philantropie et l'alcool en ont pris leur parti. Les volumes rectangulaires jurant avec les foins jaunes où je tirais mon cerf-volant, il ne restait plus vraiment d'arguments pour défendre une quelconque candeur à Québec.
Je sors un billet vert et je le tends à Jérémie. Je lui tends aussi la main, qu'il sert comme un homme.
Le plus petit des trois porte un commentaire admiratif sur le jeu vidéo qui figure à l'écran, puis ils quittent en sautillant.
- On est rendus à trente piastres!
Je referme la porte, laissant Saint-Roch s'engouffrer sur les trois garçons. Je me rassois sur le divan en me grattant la tête.
On cogne à nouveau.
C'est toujours eux.
- Euh...excusez-moi...mais est-ce qu'on pourrait vous emprunter encore votre crayon? On essaie de ramasser le deux piastres dans le caniveau.
Je leur emmène d'abord le stylo, puis un couteau à beurre et enfin une baguette de batterie. Rien à faire, la pièce s'enfonce de plus en plus creux, à leur grand dam.
J'avise la grille qui recouvre le trou.
Je sors dehors à mon tour, puis avec un certain effort je déloge celle-ci du trottoir et je la pose en retrait.
- Heeeeiiiiinnnn....
Triomphant, Jérémie récupère son trésor et me remet la baguette de batterie.
Il me pose une dernière question, supporté cette fois par le regard des deux autres enfants.
- Êtes-vous un musicien?
À ce moment une étincelle s'allume dans mon oeil. Une étincelle qui ne s'était pas allumée depuis un sacré bout de temps. L'étincelle du conteur d'histoires.
- Non...moi je ne suis pas musicien...mais lui par exemple...
Je pointe mon colocataire complètement absorbé par ses soldats russes.
- Lui...c'est le meilleur guitariste de toute la ville de Québec, vous êtes chanceux de l'avoir vu en mautadit!
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