Au cours de mon enfance, la salle familiale a toujours été un bastion confus d'activités. La pièce regroupait la cuisine, la salle à manger, tout en donnant accès au salon et l'étage par deux passages ouverts.
Sur la table à six chaises, après le souper, je renverse mon lourd sac à dos. J'y étale les exercices de multiplication et les lectures de la journée. La langue sortie, je trace minutieusement des chiffres dans les colonnes de mon cahier quadrillé, préparant le terrain pour un monde hostile d'opérations arithmétiques.
Puis, j'entends le raclement du banc rectangulaire sur le bois franc.
Ma sœur aînée s'installe aux commandes de l'imposante masse de bois et de fonte qui domine le coin de la pièce. Sévère et intraitable, le piano droit du début du siècle surveille les aïeuls pragmatiques de mon père depuis des générations. Insensible à mon monde hasardeux de nombres crayonnés en HB, il entreprend de résonner sous un adagio compliqué, ponctué de fausses notes qui frustrent autant ma sœur que moi.
- Voyons, tu fais donc bien du bruit! Tu vois bien que je fais mes calculs!
- Heille, mon examen de piano est demain, il faut que je réussisse ma pratique! Arrête de me déranger!
Je serre les dents, lui jette un regard mauvais, puis, un coude contre une oreille, je tente de comprendre une énième fraction. À cette époque, il me semblait que plus mes devoirs étaient difficiles, plus ma sœur se lançait dans des gammes et arpèges complexes. Nous étions tous les deux condamnés à nous endurer dans l'espace ouvert: moi harassé par le bruit, elle par ma colère.
Venait ensuite le moment où je terminais mes leçons. En rangeant mes cahiers dans mon sac, je me recomposais tranquillement, sachant ce qui allait inexorablement suivre. Je m'asseyais poliment sur une chaise et j'attendais que les notes précises et cruelles de la partition s'achèvent.
Ma sœur range à son tour ses feuillets, satisfaite. Croisant son regard encore rempli de musique, je tente un timide sourire.
- Heum...peux-tu jouer la musique de la forêt dans Super Mario RPG, maintenant?
Lorsque ma sœur interprétait la mélodie de l'un de nos jeux vidéo, j'exultais. Je me dressais sur mes petites jambes et je m'immobilisais dans l'air, tentant de capter toutes les ondes. Dès que le morceau prenait fin, j'en redemandais: "Peux-tu faire la chanson du deuxième niveau dans Super Mario Bros 3? Le thème de Zelda au Super Nintendo? Le village de Final Fantasy VI? Allez, encore une, s'il te plaît!"
C'était mon moment de partage favori, qui s'organisait autour de la musique trop souvent marginalisée des jeux vidéo. En dépit des morceaux classiques superbes que ma grande sœur s'est efforcée d'apprendre, je lui demande encore aujourd'hui de rejouer les mêmes trames sonores lorsque nous retournons devant l'intimidant piano paternel.
Nous y allons d'ailleurs en fin de semaine. Avez-vous une demande spéciale?
Quel jeu vidéo possède la meilleure musique originale?
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