4.1.11

1159. Un Savant Assemblage de pièces tranchantes.

Le jet est chaud. J'aime le jet.

Il est puissant, aussi. Il fait de mes cheveux une étoile mouvante. J'aime aussi regarder son nuage perlé qui court par bourrasques tropicales vers les zones fraîches, comme ma fenêtre rendue floue.

Le nuage tambourine le rideau de vinyle comme une grosse caisse, me lèche le corps et va se condenser au plafond pour grossir les rangs des quelques marques d'humidité qui y suintent. Je n'aime pas ces marques.

Le pommeau crie sa pluie sur mon dos. Je serai si beau tout à l'heure. Je suis déjà tout propre.

L'eau éclabousse la vieille céramique craquelée, les gouttes semblent éviter les interstices noires, préférant se regrouper en heureux disques bouffis sur la surface blanche. Les fissures originent toutes du robinet: on pourrait croire qu'il a été forcé au mur.

Il ne paie pas de mine. Certaines marques de calcaire fournissent ses concavités, une vis en saillie rouille tranquillement, l'air maussade. Je n'ai jamais oser le regarder par en dessous. L'exercice demanderait quelque effort de flexibilité et l'allure serait à coup sûr peu probante, un sillon infesté de fongus et de vert-de-gris.

Ces idées sont loin de moi, en proie à une béatitude toute hygiénique.

Je vais me débarrasser de ma rare pilosité.

D'ordinaire, j'achète des rasoirs bon marché. Vendus en grande quantité et jetables, j'ai fait le choix d'en disposer très rarement, créant une pérennité appréciable. Ainsi, depuis la tendre adolescence, je m'approvisionne toujours au même paquet, rangé derrière mon miroir.

D'aucuns diront que la lame que j'emploie a connu de meilleurs jours. Il suffit pourtant de faire plusieurs passages consécutifs et de se mirer minutieusement dans la glace pour trancher les filins retors.

C'est la première fois que j'essaie dans la douche. J'ai déjà vu quelqu'un le faire, dans un film anglais intitulé Clean Shaven. Je crois que la méthode est bonne, car les indisposés duvets terminent leur course dans le drain picoté et l'apport en eau facilite l'ouvrage.

Je saisis le rasoir mono-lame qui jaillit du porte-brosses à dents. Son enduit de collagène est piteux, rongé par les usages. J’emploierai de la mousse pour minimiser les irritations.

Je conçois un nuage blanc et de mes mains je couvre ma mâchoire. L'aloès sent bon.

Sous le jet, je n'ai pas de miroir. Que le quadrillage crème qui régionalise la paroi humide.

D'habitude je vais de bas en haut.

L'humble petit rasoir s'approche de ma postiche blanche, qui malheureusement s'érode par schistes mous alors que l'eau pressurisée me strie le visage.

Le premier passage, trop rapide et en biais, m'évoque un couteau dans du beurre dur. Je retire d'un coup l'outil, trop vite car je crée une incision en "J" inversé qui me pousse à plaquer une main sur les pauvres rémanences de ma belle barbe de mousse.

Je la retire couverte d'une pâte fraisée.

Cette situation m'embête, une rigole se mêle au puissant jet d'eau et provoque un schème sur ma cuisse, comme une racine.

Il faut pourtant que je complète mon ablution.

Je délaisse ma gorge et procède à droite de la petite gouttière buccale, de l'aile du nez vers la bouche.

Je n'ai pas remis de mousse.

Le rasoir creuse une ride brûlante jusqu'à la moitié de ma lèvre. L'eau du jet s'engouffre dans la plaie et fait sautiller le coin ajourné, un goût métallique s'ajoute à celui des canalisations, davantage neutre et rocheux.

Je saisis rapidement la bouteille de crème à raser, l'eau chasse le rouge de ma main, je rince le rasoir.

En couvrant mes blessures de la paisible et ondoyante matière, je redeviens beau.

Le goût demeure, cependant. J'approche la lame de ma tempe et parviens à lisser la peau de mon maxillaire gauche. Enthousiasmé, j'accélère le mouvement et poursuis le va-et-vient le long de mon cou, projetant la tête vers l'arrière pour bien tendre l'épiderme. Je râpe ma pomme d'Adam, le crissement est divin. C'est tout de suite après que je fais un passage sur ma première blessure.

Une écharpe de vélin demeure sur mon rasoir. Je sens le jet marteler douloureusement l'ouverture: un triangle bourdonnant qui se dilue mal dans les grains clairs.

Je penche la tête et aperçois mes pieds qui surnagent, mais je redresse vitement les yeux vers le mur devant-moi, la vision est trop colorée.

Je bouge mes bras un peu plus mollement, en proie à quelque vertige. Je prends la décision d'avoir porté suffisamment d'attention à mon visage, et j'entreprends la partie au-dessous, car je voudrais bien séduire dans l'édredon, également.

Je n'ai pas beaucoup regardé en parcourant la zone sensible. Mais je n'ai pas crié coupant mon aine. Ni le reste.

Certaines parties du corps malencontreusement séparées, en les rapprochant avec les doigts, peuvent donner l'impression d'être toujours contiguës. Malgré ma lèvre, je suis parvenu à sourire et à me féliciter, assis dans l'eau tiède.

J'ai sali le tapis blanc et les tuiles, mais j'ai dissimulé la traînée avec de la mousse à raser.

***


Pour tout dire, au début d'une année (et ce depuis 2007) je fais toujours une moyenne du sentiment qui m'a le plus transporté lorsqu'une la précédente se termine.

Évidemment, comme c'est dans l'écriture que ça sort, c'est rarement bien joli. Mais tout de même, j'y retrouve un recul unique et étrangement bienfaiteur.

Aussi, même si ce qui va suivre semble d'une mièvrerie à fendre l'âme, je parviens à éliminer peu à peu les mauvaises expériences par une relecture froide et je scelle ainsi le temps passé.

2007, c'était l'envie.
2008, les regrets.
2009, la haine.
2010, l'isolement.

Bon, voilà, que me réserve 2011?

Étrangement, c'est sous le signe de la peur que celle-là débute.

Eh oui, une recrudescence de cet état d'engourdissement nauséeux, qui voilà pas si longtemps m'était totalement étranger.

Je me surprends à angoisser, à formuler des phrases comme "Et si jamais...", à me ronger les sangs, à me rouler en boule.

Peut-être suis-je plus vulnérable, ce serait plausible et pas nécessairement néfaste. Il est vrai que mon coeur bat d'amour et de peu d'autres choses, cet état favorisant une cachette au chaud, quelques victuailles et la crainte des prédateurs, en espérant les moments d'idylle.

Petite souris, va.

Je me demande ce que la peur peut bien avoir à raconter, si ce n'est que quelques fables horrifiantes et un chenil paniquant. Je ne suis pas dupe de la peur, il faut dire, je cours plus vite que la plupart des effrayés.

Mais dites-moi, cet amour si chéri qui remue, peut-il se vêtir d'absolu et d'éternité? N'est-il pas garanti, justement, par cette crainte de couler fugitivement entre nos doigts, alors que nous en formons la structure au prix de coûteux humanismes?

La promiscuité est-elle la raison suffisante de l'interdépendance?

Je me suis savamment fait la barbe, avant d'écrire ce texte. J'ai évidemment attendu de sortir de la douche, puis j'ai scrupuleusement fauché tous les vibrisses qui m'incommodaient devant le miroir. Je n'ai fait qu'une petite entaille, minuscule, sur la pointe osseuse sous le lobe de mon oreille.

Je crois que la peur peut faire du grandiose avec le simple. C'est sa terrible particularité.

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