9.9.08

1186. L'Énergie potentielle

Bien! En rapport de cause à effet, et dans la perspective unique de pouvoir me donner raison, satisfait d'emblée de l'exactitude de ma thèse, il me fait plaisir de faire devant vous cette petite démonstration sur la physique newtonienne.

Or donc considérez cette boule de neige, que je forme avec mes mains grossièrement. Elle entre environ dans une paume, demeure assez compacte, et, chose importante, récèle quelques rémanences liquides, qui intimeront à ses forces de Van der Vaals de s'agglutiner vers d'autres particules hydrophiles. Mais voyez plutôt, passons ce jargon alambiqué.

Hop!

***

28 novembre 1996

François est assis dans un coin du gymnase. Il porte des bermudas trop courtes, qui laissent voir ses longues jambes trop maigres et trop blanches. Très haut, il regarde les lampes grésillantes qui dénudent l'immense volume creux dans lequel évoluent dans la course et les cris ses homologues confiants.

Il se demande si les lampes peuvent s'allumer si on claque des doigts suffisemment fort. Étrangement, peu de temps auparavant, le hasard avait permis à Mathieu de faire jaillir la lumière d'une lampe défectueuse sous l'impulsion de sa volonté, et chose rare, François refusait d'admettre que le hasard est une raison suffisante.

Les lampes sont si hautes dans le gymnase. Il se demande à présent comment le concierge peut monter là-haut pour les remplacer. C'est forcément impossible.

"Omnikin, rouge!"

L'équipe de François n'a pas de dossards. Ils sont bêtement les blancs, et curieusement ils ne sont jamais sollicités par un appel rassembleur, altruiste et englobant, du moins pour l'instant. Les blancs sont plus où moins dispersés dans le gymnase, et certains ont choisi le long banc d'exercice pour vaquer visuellement au sport de la semaine.

"Omnikin, bleu!"

Les enfants suivent l'envolée hypnotique du ballon surdimensionné en roulant lentement les yeux, ouvrant la bouche devant la lente parabole. François regarde toujours les lampes. Il considère son équipe de fortune, constatant qu'elle devient récurrente d'une séance sportive à l'autre. Il est le seul garçon. Les fillettes des blancs sont grégarisées, blasées et molles, dédaigneuses, comme si leur corps était l'extension naturelle de leur menton, éternellemen tremblotant. Tantôt fières, tantôt implorantes, François les tolère. De toute façon, il n'a pas vraiment de jugement à porter.

"Omnikin, blanc!"

Tranquillement, les ternes convergent. Le ballon termine sa course sur le sol. L'équipe l'ayant expédié jubile, ils ont marqué un point.

"Omnikin, blanc!"

Les autres enfants ont vite intégré leur absence de coordination. C'en est fini pour eux.

"Omnikin, blanc!"

Soumises à l'attention du groupe, les fillettes s'activent, humiliées, tentant de récupérer le globe rose. François gravite autour du petit groupe devenu confus, cherchant sa place. Il est nerveux.

"Omnikin, blanc!"

François sait que certains enfants médisent contre lui. Il vit très mal avec sa maigreur, il est obsédé par son squellette saillant. Surtout ici. Si ses camarades comparent déjà leurs petits biceps, il n'a qu'une mince couche molle sur les os.

"Omnikin, blanc!"

Elle regarde.

Elle pourrait arrêter le supplice. Faire comprendre aux autres enfants que les blancs sont humiliés, et que visiblement l'écart est trop élevé entre les équipes pour justifier cette bassesse. François se fait bousculer par Maxime.

À la différence des autres enseignantes, Jacqueline n'est pas née d'une longue expérience féminine confortée par l'ivraie de la grande noirceur. Jacqueline est issue des orties, cueillie quelque part au cours de la révolution tranquille. Tout au long de la libéralisaion des femmes, elle s'est obstinée dans une discipline rebelle, maculée de préjugés pour les contrevenantes.

Jacqueline est enseignante d'éducation physique. Elle se tient fermement du haut de sa quarantaine, dans une combinaison ample, armée d'un sifflet et d'un regard réprobateur. Souriant devant l'énergie de la jeunesse, s'y connectant même, elle justifie son parcours de rejet sur le petit Talion qui règne entre les spécimens de l'école Sainte-Marie Médiatrice.

Elle a une coupe à la Duke Nukem, de petits yeux bleus, et l'adoration de tous ses sbires. Modèle féminin pour les filles, modèle masculin pour les garçons. Jacqueline hait les faibles.

Elle est l'arbitre, elle est Dieu.

Et aujourd'hui, elle fait perdre les blancs pour montrer que leur faiblesse apparente est le reflet poignant de leur médiocrité. 

***

Le petit François dépose son sac à l'entrée. Il ne parle pas beaucoup au cours de la soirée. Il fait ses devoirs, et quand maman vient le border, il pleure.

Il voudrait tant être fort, savoir patiner, participer aux récréations. Jacqueline incarne parfaitement ce blocage, et il s'avoue vaincu devant le regard tendre de maman. Il serre les dents, et lui confie qu'il la déteste, qu'il la hait. Il canalise soudain une énergie étrange et tangible dans sa hantise pour l'enseignante. Il plonge dans un tourbillon rouge, blanchit ses petits poings.

Maman le ramène vite sur terre. "Ce n'est pas la bonne façon de voir les choses, François. Envoie-lui de l'amour."

Elle l'embrasse et quitte la chambre.

Cette nuit-là, il s'est imaginé Jacqueline, flottant dans l'air, et au prix d'un simple effort transitif, est parvenu à auréoler cette figure de crainte par son amour, un amour déployé par maman et se réflètant sur elle, dans sa combinaison ample. Il lui envoyait des petits coeur en pensée, qui dura longtemps avant d'aboutir au petit fondu noir tranquille.

***

La semaine suivante, Jacqueline avait curieusement fait de François le centre intérêt, l'attrait visuel, l'aimé des autres. Il avait pu s'asseoir au centre du cercle lors du jeu du parachute, et ainsi jouir de la tente soyeuse dans toute son amplitude. Il regardait le plafond, mais il ne voyait qu'un soleil coloré, ondoyant, sous les impulsions souriantes de la classe, qui permettait ce prodige tout autour de lui. Et c'était lui qui rayonnait.

***

Samedi dernier.

"Allo? Oui! J'ai la valise de CDs. Enfin, je ne l'aurais pas oublié, tout de même, des baby-boomers."

Je fais l'inventaire des disques appartenant au début des années 80. Le conventum nécessitera une connaissance mécanique et parfaite. Il faudra être rigoureux, sans faille, mais aussi imprévisible: dégager la fraîcheur, l'attrait.

Froncements.

Je m'installe en un temps record. Deux bras exercés dressent les enceintes sur les trépieds, et au prix d'une forte exhalation je transporte la console jusqu'à la petite table de plastique.

Faire danser de vieux profs d'éducation physique. J'ai un sourire sans joie, professionnel, notant le ton dérisoire de ma soirée. Ce n'est pas la définition proactive qu'on pourrait avoir d'un disc-jokey.

La soirée dansante commence vers 23h00. La salle est déjà réchauffée par l'alcool, et moi par une miraculeuse dose de Red Rave diète. 

Et en envoyant un succès quelconque des Rolling Stones, je pense à Jacqueline.

Une intéressante métaphore, coincée quelque part entre les distorsions sonores, parvient à me traverser l'esprit.

Elle est peut-être quelque part dans cette masse de vieux muscles gris. Étrangement, ces retrouvailles d'enseignants répondent bien à mon gabarit mental de Jacqueline, qui avait naguère cette même confiance doublée d'ignorance, cette même assurance jurant sur la marginalité d'un érudit en ballons.

Et c'est moi qui les contrôle. Si je le veux, je leur crie de se pencher en suivant le rythme, puis de sauter comme des pantins. Si je le veux, je leur envoie YMCA, je leur met la macarena, je peux même les obliger à être tendres au son du sentimental de mon choix. J'ai une légion de profs d'éducation physique à mes ordres, complètement bourrée et docile.

C'est l'idée d'un tel retour du balancier qui m'impressionne, et non la vendetta en soi. Comme si un concours d'évènements, poussant le petit garçon maigre et complexé à s'extraire de son corps par l'ouverture, l'extraversion et la communication, pouvait leur être ironiquement redevable. J'était complet, ils venaient tous me parler, me payaient des verres, c'était eux qui m'aimaient à présent, et pourtant je n'ai pas  beaucoup forci depuis toutes ces années. C'est ce même squellette saillant qui pistonnait des extrêmes-graves.

Alors d'où vient-elle, ma confiance? C'est un constat euphorisant de la déclarer vierge de tout investissement physique. Si le petit François s'était présenté à la danse, je lui aurait donné deux revolvers neufs pour qu'il aille tirer sous les jambes de Jacqueline, histoire de la faire danser davantage.

***

C.Q.F.D.

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