17.11.08

1184. Sur La Naïveté qui précède les remords

"Venez vous asseoir!"

Ils pénétrèrent tous dans le petit bureau. Sur le meuble, des bibelots enfantins, quelques dessins. Au mur, un chapelet de photos, où je vois mon visage poindre à l'occasion.

Ils se massent autour de ma chaise. Comprimé contre l'écran, je prends la peine de me tourner et je goûte le moment savoureux de leur curiosité enfin éveillée: les cris sont suspendus dans l'air, il ne reste qu'un flottement céleste qui cherche la connaissance, comme un appel d'air.

Je sais à quel point ces moments sont précieux. Lorsqu'on adopte une pédagogie aussi aléatoire que la mienne, où la routine et les horaires sont tout bonnement absents, il est évident que les moments de calme et d'ordre relèvent de l'opportun.

Quatre ans. Quatre ans que j'entretiens cette doctrine, que j'organise des activités sur la touche avec les gamins de mon milieu de travail. Ils n'ont fait qu'essayer de me suivre, et leur violence, leur infinie et poignante violence n'est qu'une conséquence des moments creux où l'électrisante créativité quittait mes os longs, se dispersant dans l'air et retombant sur le groupe, soupirs.

C'est la dernière fois que je passerai du temps avec eux.

Ils ont huit, neuf ou dix ans, la tête émergeant de l'âge de raison, tout juste.

***

Survoler la planète et leur montrer leur domicile les sidère.

"Bien, maintenant, écoutez bien."

Ils rivent leurs yeux vers moi. J'ai eu l'idée durant la période de bricolage, en regardant ma vieille colle Pritt faire des filaments sur le carton.

"Vous savez, ici, à Jonquière, il y a beaucoup de parents qui travaillent pour l'Alcan. Ça se pourrait même que vos parents soient déjà allés dans l'usine de l'Alcan. On dit que notre région est une région à vocation industrielle, puisque la plus grande majorité de son argent s'effectue dans le secteur primaire. Le secteur primaire, c'est comme le primaire à l'école: c'est les affaires les moins compliquées, comme les arbres, les roches et l'eau."

"L'Alcan, ça fabrique des roches. Êtes-vous déjà allés voir l'Alcan, vous autres, en auto?"

Je fais parcourir le boulevard Saguenay à la petite main.

"Voici l'usine. C'est gros, hein?"

Je fais la comparaison avec la maison du plus près. Ils sont impressionnés, l'outil zoom a un effet saisissant.

"Avec du courant, l'usine prend des roches qui viennent d'Afrique, qu'on appelle de l'alumine, et elle les transforme en aluminium. L'aluminium, ça, vous savez c'est quoi, hein? Mais pour faire de l'aluminium, ça prend deux choses. D'abord, ça prend du courant, pour réchauffer des grosses cuves. L'aluminium ne se tranforme que s'il fait très très chaud. Et il faut aussi quelque chose de très dangereux."

Je change de ton. Mon jargon commençait à les perdre, de toute façon.

"Il faut de la bauxite. Si on chauffait seulement l'alumine dans les grosses cuves très chaudes, on finirait par obtenir de l'aluminium. Mais ce serait long, et il faudrait tellement monter la température que ça coûterait trop cher de courant. Alors, les monsieurs de l'Alcan ont trouvé une solution. En mettant de la bauxite avec le reste, l'alumine subit une réaction chimique dite catalytique, puisqu'elle atteint son complexe activé avec une énergie moins importante qu'avec une réaction chimique simple. En d'autres mots, elle se transforme plus vite grâce à la pâte rouge, et ça sauve du temps et de l'argent pour les monsieurs. C'est comme si on mettait de l'engrais dans une plante pour qu'elle fasse des fleurs tout de suite."

"Et vous voulez savoir ce qu'ils font avec la bauxite, quand ils ont fini?"

Je déplace la petite main derrière l'usine. L'étang de sédimentation apparaît, gigantesque et honteux, comme une tache sanglante dans la forêt. Il a la taille d'une petite ville, ridiculisant l'usine qui pourtant semblait cyclopéenne.

L'étang de bauxite est comme un oeil malade qui les regarde, clignant selon le balayage de l'écran, injecté d'acidité toxique.

"Les gars, voici le lac de bauxite. Ce lac gigantesque est en plein milieu de la ville, et il est caché par les monsieurs de l'Alcan. Ils ont mis des grosses forêts alentour pour que personne n'y aille, et il y a des gardes qui veillent à ce qu'aucun curieux n'aille se mettre le nez là-bas. Comme dans les films, avec des caméras et des barbelés électriques."

J'explore les différentes parties du lac rouge. La photographie de Google confère à certaines zones un charme apocalyptique, balayées d'ondes rougeoyantes ou projetant des dégradés infernaux. Je trouve le disque malsain presque poétique, et pourtant ce n'est pas ma première intrusion voyeuriste.

"La bauxite, la bouette rouge sang que vous voyez en ce moment, ils ne peuvent pas s'en débarrasser, alors ils la mettent dans ce lac. Certaines parties de l'Alcan ont plus de soixante ans, alors imaginez vous un peu depuis combien de temps ils vont déverser dedans. C'est une matière très acide, qui peut creuser des trous dans la peau si on y est exposé. D'ailleurs, les travailleurs qui s'aventurent par delà les clôtures sont obligés de signer de gros contrats d'assurances, et malheur à celui qui tomberait dans les parties liquides du lac. C'est un endroit où tous les arbres sont morts, où aucun animal ne va, il n'y a rien à part cette couleur sanglante, à perte de vue. Ça doit ressembler à l'enfer. Mais ce n'est pas le pire."

L'un des enfants reste à Arvida. Il prend conscience que sa maison est tout juste de l'autre côté de la forêt dissimulant l'étang de sédimentation.

"Le pire, ce sont les H.A.Ps."

Je souris.

"Les H.A.Ps., ou les Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques (c'est leur nom scientifique), sont des fines particules qui se détachent du lac et qui vont dans l'air. Ils se répandent dans toute la ville, et comme le lac est situé sur un promontoire -monticule- de terre, alors ils retombent tranquillement sur les villes environnantes, comme Arvida, Kénogami, St-Jean-Eudes, Chicoutimi, et ici-même, à Jonquière. Vous vous trouvez en ce moment à l'endroit en Amérique du Nord où il y a le plus de H.A.Ps. C'est une pollution terrible, qui creuse des trous dans les poumons pendant toute la vie, et d'ailleurs les gens par ici meurent plus jeunes, car ils sont remplis de H.A.Ps."

"Vous autres aussi, vous êtes pleins de H.A.Ps. Il y en a partout dans votre corps, des petits morceaux de bouette rouge sang qui vous détruisent par en-dedans."

Fin de l'histoire.

***

Il sont repartis jouer. À la toute fin, quand le dernier est parti, je ressentais une énorme lassitude. Je ne suis pas sûr que l'ensemble de mon discours se tienne, mais leurs parents sont dans l'ensemble un peu idiots, et n'ont probablement pas les connaissances en chimie pour relever ça.

J'ai ramassé mes affaires et j'ai foutu le camp du Patro.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire